« 22 secondes d’impesanteur durant 30 paraboles – plus 1, juste pour le plaisir ou pour vérifier la santé mécanique de l’Airbus zero-g –, cela fait 660 secondes soit 11 minutes cumulées de chute libre, à environ 8 000 mètres d’altitude. C’est plus, en comparaison, que les désormais célèbres « 7 minutes de terreur » du rover Perseverance lors de son atterrissage sur Mars le 18 février dernier.
On ne peut prévoir quelles associations d’images notre esprit produit lorsqu’il se trouve confronté à une situation hors norme et inconnue, stressante par définition, comme peut l’être, à qui ne l’a jamais vécue, l’expérience de microgravité. Transfiguré par la combinaison bleue siglée « CNES », prenant place avec les autres passagers du vol – des scientifiques pour la grande majorité – dans la zone assise à l’arrière de l’avion, j’ai en tête – parce que je venais précisément de le regarder quelques jours auparavant – le film Apollo 13 (1995) de Ron Howard, un docudrama sur la mission lunaire avortée de la NASA en 1970. Quoique célébrant outrageusement les exploits de l’agence spatiale américaine et de ses astronautes, le film demeure intéressant par l’efficacité de sa narration et sa sobriété visuelle, notamment lors des scènes censées se dérouler en impesanteur. Que l’on apprécie ou non ce type de productions, l’historien de l’art que je suis est toujours frappé de voir à quel point la représentation que l’on se fait de l’espace – l’imaginaire spatial – est profondément façonnée par les mondes de la fiction ; tout du moins pour quelqu’un qui, comme moi, est né au milieu des années 1980 et a été bercé (ou plutôt noyé) par les blockbusters de l’industrie cinématographique et la pop culture.
Alors que l’Airbus zero-g commence sa manœuvre pour se préparer au décollage, je pense aussi à ce que j’ai pu lire au sujet du « mal de l’espace » qui frappe certaines et certains astronautes (sans compter celles et ceux qui m’ont précédé et me succéderont dans le cadre de cette résidence de recherche) en situation d’impesanteur : désorientation et pertes de repères, nausées et vomissements, tous symptômes comparables au « mal de mer ». Peu de choses donc pour me rassurer… Aussi j’attends – impatiemment – que l’injection de scopolamine d’avant vol fasse son effet ; mais apprendre qu’elle fut jadis employée comme « sérum de vérité », à partir des années 1920, puis, plus tard pendant la Seconde Guerre mondiale, me fait dire que, prêt ou non, le face à face avec le destin aura inéluctablement lieu d’ici peu.
Les quelques pensées désordonnées rapportées ici suffisent à cerner mon état d’esprit, étrange mélange d’excitation et d’appréhension, de béatitude et d’inquiétude, alors que l’avion décolle. L’heure n’est plus à la contemplation spirituelle. À peine 5 minutes plus tard – mais sans doute était-ce moins –, tout le monde ou presque détache sa ceinture et, dans une chorégraphie parfaitement réglée, se rend sur son lieu d’expérience en différentes parties de l’appareil. Je reste quant à moi attaché sur mon siège, conformément au protocole, en train de réunir les données afin de préparer ma propre expérience à bord. L’Airbus zero-g poursuit sa montée, le long du littoral atlantique. La lumière du soleil est incroyablement puissante, le temps parfaitement clair, la vue complètement dégagée. Puis, intervient le décompte avant la première parabole : « 20 minutes », « 10 minutes » – à en juger par la sensation de bouche asséchée et l’envie irrépressible de boire, la scopolamine semble faire effet, à moins que ce ne soit le stress aigu –, « 5 minutes », « 2 minutes » – est-ce que la tachycardie et le sentiment de claustrophobie sont une conséquence de la scopolamine ? Je n’aurai pas le temps de poser cette question –, « 1 minute ». « Injection », nous annonce le commandant de bord. Parabole 1.
Les premières fois sont inoubliables, parce qu’elles ouvrent l’esprit à des sensations – plaisantes ou déplaisantes – qui nous sont inconnues. Ces 22 premières secondes d’impesanteur n’y échappent clairement pas. Sentir l’avion piquer, le corps – et le cœur – se soulever comme du reste tout ce qui m’entoure, telles les ceintures des sièges vacants flottant à la manière d’une végétation sous-marine ! –, observer les autres à défaut de pouvoir s’observer soi-même, puis se sentir redescendre et peser de nouveau alors que l’avion reprend sa trajectoire à l’horizontale. Se réjouir d’avoir survécu, même si l’on n’a été confronté à aucun « danger » véritable. Osciller entre un air béat et une mine hagarde. Sentir que la tachycardie est encore présente. Écouter – TOUJOURS – l’homme en orange – merci Nicolas – et son conseil : « Respirez, calmement ». Puis vient, déjà, l’heure de la deuxième parabole qui fut pour moi l’occasion de mieux appréhender cette sensation étrange de chute libre, de commencer à jouer avec les nouvelles possibilités offertes à mon corps, d’apprivoiser cet environnement connu mais soumis à de nouvelles lois.
Entre les paraboles 15 et 26, j’ai rejoint la zone de free floating : 2m3 environ, cernée de filets, permettant d’expérimenter la perte de repères qu’offre l’impesanteur – le haut et le bas, l’endroit et l’envers devenant assez rapidement des notions abstraites. Sentir le corps se soulever, jouir d’une sensation de liberté totale mais, dans mon cas, avoir aussi le besoin irrépressible – vital au sens fort du terme – de s’agripper à quelque chose – un filet, une barre, une sangle –, comme si l’on comprenait, en à peine 22 secondes, que, libéré des contraintes de la pesanteur, le corps pouvait potentiellement dériver à l’infini si aucun objet ne venait freiner ou arrêter son impulsion première.
Je n’irai pas plus loin sur l’expérience d’impesanteur à bord de l’Airbus zero-g – car d’autres l’ont relatée avant moi. Je préfère terminer sur ce qui m’a tout autant marqué durant cette résidence : l’expérience de pesanteur elle-même, autrement dit l’hypergravité (1,8 g), vécue à l’entrée et la sortie de chaque parabole : 40 secondes cumulées, soit plus de 20 minutes sur la durée totale du vol. Plus de 20 minutes avec la sensation de peser si lourd que le simple fait de tenter de se redresser sur son siège ou de marcher devient un effort surhumain ; où ne pas s’agripper dans la zone de free floating à la fin de la parabole revient à se voir ramené soudainement et brutalement au sol. Là, dans cet instant, j’atteignais alors la ressemblance presque parfaite – la conformation – avec les figures angéliques de la Création d’Adam (1511-1512) de Michel-Ange à la voûte de la chapelle Sixtine (trônant en reproduction au-dessus de moi), écrasées sous la pesanteur immense du corps de Dieu, incarnation parfaite de la gravitas – le poids tout autant que l’autorité.
De retour sur mon siège, à nouveau attaché et assis, les ultimes paraboles ressemblèrent presque à une promenade de santé – sauf à vouloir regarder, par excès de curiosité, par le hublot. Aussi, je contemplai à nouveau – et plus sereinement désormais – les reproductions d’œuvres d’art que j’avais réunies pour les étudier in situ et me préparai à mon retour sur Terre, moins dramatique définitivement que celui de Tom Hanks dans Apollo 13, mais autrement plus riche pour mon imaginaire.»
Florian Métral, historien de l’art